Durant la première seconde de l’univers, la quasi-totalité des particules de matière et anti-matière, qui venaient tout juste d’être créées, s’annihila pour se convertir en lumière. Sur un milliard de hadrons, il n’en resta qu’un seul.
La grand annihilation hadronique
Je m’en souviens comme si c’était hier. J’étais très jeune à cette époque. Nous l’étions tous. L’univers lui-même n’avait encore que quelques centièmes de secondes. Nous vivions dans l'insouciance de la jeunesse. Dans un tourbillon de particules et d'anti-particules, hurlantes et filantes. S'annihilant en permanence pour se re-matérialiser une fraction de seconde plus tard.
Et puis, au beau milieu de cette fête de joie et de lumière, il y eu la grande annihilation hadronique. Tous mes amis d'alors disparurent.
Pour moi, ce fut la fin de mon enfance.
Une enfance insouciante
Ce qui se rapprocherait le plus de l'état de l'univers à cette époque là, c'est une cours d'école maternelle pendant la récréation. Nous étions ces petits bambins qui filent en hurlant à travers la cours. Riant, criant, se poussant, chahutant ... l'univers à cette époque, c'était une cours d'école, mais sans adultes. Comment y aurait-il pu y avoir des adultes ? L'univers n'avait pas même une seconde !
Plus tard, j'ai souvent rencontré des enfants qui rêvaient de vivre dans un monde sans adulte, libérés de l'autorité, voir de l'autoritarisme, des grands. Et bien ce fut mon enfance. Un monde où, tout jeunes hadrons que nous étions, aucun adulte ne venait interrompre nos parties de billes, de foot ou de loup. Une école sans maitresse.
Plus jamais je n'ai jamais connu un monde aussi joyeux et insouciant.
Nos jeux d'enfants
A quoi jouions nous ? D'abord, nous avions une grande quantité de particules avec lesquelles jouer au billes. Mes copains, copines et moi étions tous des hadrons, ce qui signifie particules lourdes. Si le mot hadron ne vous dit pas grand chose, sachez simplement que nous étions principalement des protons et des neutrons, ainsi que leurs anti-particules : les anti-protons et les anti-neutrons que les scientifiques appellent lambdas.
Pour jouer, nous avions par exemple les leptons, ce qui signifie particules légères. Le lepton le plus commun à présent est tout simplement l'électron, et il est environ 1850 fois moins lourd que moi. L'idéal pour jouer aux billes.
Ou bien nous dénichions une particule un peu plus grosse, et nous jouions au ballon.
Le loup lumière
Mais notre jeu favori, c'était le loup lumière. Le principe était de courir après son anti-particule et de l'attraper. La collision particule anti-particule nous annihilait tout les deux dans un grand flash de lumière. Quelques fractions de secondes plus tard, nous nous re-matérialisions à nouveau, particule et anti-particule. Et c'était reparti pour un tour.
A cette époque, on m'appelait Meta-Z et mon anti-moi s'appelait Meta-Z-. Nous étions bien évidemment tous les deux très semblables. Assez grands, plutôt minces, avec un caractère joyeux mais plutôt réservé dès qu'on se retrouvait en groupe. Avec peut-être un peu plus de maturité que la majorité des autres hadrons de notre âge.
Mes copains de l'époque s'appelaient Pi-H qui adorait tourner en cercle, Kapa-D le frimeur, Tau-N qui criait toujours trop fort, ainsi que quelques filles. Les jumelles neutron Delta-N et Delta-M, Nu-R une rouquine toujours souriante, Rho-D la frimeuse du groupe, et puis Sigma-V ... ah Sigma-V, comme elle était belle. Pas simplement par son visage et ses façons de vibrer, mais ces trajectoires, toutes de finesse et de légèreté. Je n'ai jamais vu une particule se mouvoir si gracieusement dans l'espace que Sigma-V.
Bien sûr, tous nos anti-nous faisaient aussi partie de la bande. Nous jouions tous ensembles au loup lumière ou à l'épervier. Quelle rigolade.
Les anniversaires
L'autre grand amusement de notre enfance, c'était de fêter les anniversaires. C'était l'occasion de devenir un instant le centre d'attention du groupe, de préparer un gateau de lumière et souffler les leptons que nous avions placés dessus. Ces petits moments de fête rythmaient notre vie insouciante et trépidante.
A cette époque, nous étions tous relativistes. C'est à dire que notre vitesse était non négligeable face à celle de la lumière, ce qui acroit nos masses, déforme nos trajectoires et modifie notre écoulement du temps. Ainsi, notre temps propre s'écoulait a des vitesses différentes pour chacun d'entre nous. Schématiquement, quand vous êtes relativiste, plus vous allez vite dans l'espace, et moins vous allez vite dans le temps. En fait, votre quadri-vitesse (votre vitesse dans l'espace-temps à 4 dimensions, une de temps + 3 d'espace) est toujours constante et c'est à vous de choisir : ou bien vous allez très très vite dans l'espace, et vous avancez lentement dans le temps, ou bien vous ralentissez un peu dans l'espace, et votre temps à vous passe plus vite.
Les filles, dont vous connaissez bien la coquetterie, l'avaient très vite compris et s'arrangeaient autant que faire se peut à toujours aller aussi vite que possible dans l'espace, pour vieillir moins vite.
Pour les garçons, c'était souvent l'inverse. Moi j'avais à peine soufflé mes 12 leptons que Kapa-D annonçait qu'il avait atteint son 18eme anniversaire. Le problème est que chacun ayant son temps propre, nous n'avions aucun temps universel mesurable qui aurait pu nous permettre de savoir si Kapa-D avait raison, ou s'il était encore en train de raconter des bobards. Perso, je suis persuadé que Kapa-D racontait des cracs, car il aurait vraiment du se déplacer beaucoup plus lentement que nous pour vieillir aussi vite. Et franchement, avec sa tête de proton prépubère, j'avais peine à croire qu'il avait déjà atteint sa majorité.
Surtout qu'avec toutes ces collisions incessantes, dès que vous ralentissiez un peu, il y avait toujours un autre hadron pour vous percuter et vous faire repartir à toute allure.
La lumière
Une dernière chose que je dois vous raconter de cette époque, c'est la lumière.
Si vous faites l'expérience d'une explosion nucléaire durant votre vie, ce qui, sur votre planète, ne peut vous arriver que si vous avez la chance de vous trouver proche d'une bombe atomique explosant en surface, vous serez aveuglé quelques minutes par la formidable intensité de sa lumière. La lumière est si intense qu'elle vous vaporisera si vous êtes juste à coté, et vous transformera en torche humaine si vous êtes un peu plus loins.
Si vous n'êtes ni vaporisé, ni en train de brûlé, alors vous serez simplement aveugle.
La bonne nouvelle, c'est que cette cécité ne devrait durer que quelques minutes. La mauvaise nouvelle c'est que vous ne pourrez rien voir pendant les quelques secondes ou dizaines de secondes qu'il vous reste pour vous abriter le l'onde de choc qui est en train de vous foncer dessus à environ 300 mètres par seconde. Si par exemple la bombe a pété à 10 km, vous avez à peine 30 seconds pour vous protéger du blast : mon conseil, ne vous souciez pas de vos yeux, rampez les yeux fermés, roulez-vous en boule sous une table, dans un coin de pièce, et ne vous mettez surtout pas devant une fenêtre, elle va bientôt voler en éclats.
Bref, une bombe H, c'est pour vous l'évènement le plus lumineux que vous soyez susceptible de rencontrer à votre époque.
Et bien à la notre, la lumière était des milliers de fois plus intense. La lumière d'alors chauffait l'univers à plusieurs milliers de milliards de degrés. C'est bien simple, la lumière était si puissante à cette époque, qu'il en sortait de la matière (et de l'anti-matière en même proportion). La lumière était si puissante qu'elle engendrait des millions de fois toute la masse de votre univers actuel chaque fraction de seconde. Une énorme partie de cette matière engendrée s'annihilait aussitôt avec de l'anti-matière pour reformer de la lumière, ce qui fait qu'à cette époque, (anti-)matière et lumière se muaient l'une en l'autre en permanence.
Le terrain de jeu en expansion
Nous étions, mes copains et moi, en train de jouer à faire la course dans notre terrain de jeux, qui s'agrandissait au fil du temps comme tout le reste de l'univers. Nous avions de plus en plus de place pour nous courir après les uns des autres.
Je courrais après Sigma-V, comme je le faisais souvent, essayant d'entrer en collision avec elle. J'adorais nos collisions. C'était toujours lors d'une collision avec Sigma-V que se produisaient les plus jolis bosons. Nous allions si vite à cette époque que la force électromagnétique sensée repousser les deux jeunes protons que nous étions était négligeable.
Ménage à 4
Mais quand nous jouions au loup lumière, le but était d'entrer en collision avec une anti-particule. Et je dois avouer que quand j'en avais l'occasion, j'essayais d'attraper Sigma-V-, c'est à dire l'anti-Sigma-V.
Quand vous êtes secrètement amoureux d'une adorable petite protone, que chacune de vos collisions vous fait frémir d'excitation, vous ne pouvez résister quand se présente l'occasion d'attraper son anti-elle, car à ce moment, vous fusionnez avec elle et vous vous annihilez tous les deux, en un flash de chaleur et lumière.
Sigma-V avait bien remarqué mon petit manège, et le regard qu'elle m'adressa une fois que je fus re-matérialisé, que je compris comme un regard désapprobateur, m'inclina à penser qu'elle était peut-être jalouse de me voir ainsi me transformer en lumière avec son anti-elle.
"Tu n'es quand même pas jalouse de me voir m'annihiler avec ton anti-toi quand même ?" lui avais-je, une fois, demandé sottement.
"Oh mais pas du tout ! Comment peux-tu imaginer cela ?" avait-elle répondu d'un ton glacial malgré la température de 5000 milliards de degrés, avant d'infléchir sa trajectoire gracieuse et de filer droit sur Meta-Z- et se fondre en lui dans un éclair de chaleur et lumière.
Elle avait marqué un point. Moi aussi j'étais jaloux de mon anti-moi quand il fricotait avec ma protone préférée.
A cette époque, être en couple, c'était forcément faire partie d'un étrange ménage à 4.
La grande annihilation hadronique
Nous étions tous dans une endiablante partie d'épervier. On se courrait après, on se percutait, on s'annihilait, dans ce jeune univers en expansion.
Notre terrain de jeu devenait vraiment de plus en plus grand, et scrutant dans toutes les directions, j'avais du mal à localiser Sigma-V-. J'avais vu mon anti-moi, qui bien sûr courrait après ma Sigma-V. Heureusement, elle filait trop vite pour qu'il puisse la rattraper. Mais où était donc passée Sigma-V- ?
Un autre proton l'avait sans doute attrapée avant moi, et ils s'étaient annihilés tous les deux. Je chercha alors un ou une autre anti-proton à attraper ... Nu-R- était introuvable, ... pas de Rho-D- non plus ... ça sentait la fin de partie, car presque tous les copains s'étaient annihilés et il me restait peu d'anti-proton que je pourrai essayer d'attraper.
Le terrain de jeu n'avait jamais été aussi grand, ni aussi peu peuplé de hadrons.
La lumière refroidit
Je réalisais aussi que la lumière avait refroidit. C'était bien normal. A mesure que l'univers grandissait, comme les photons (les onde-particules de lumière) étaient étirés par la dilatation de l'univers, leur longueur d'onde grandissait, et donc, leur énergie diminuait.
On en avait tous l'habitude. On le savait bien. L'univers refroidissait en grandissant. Et franchement, je commençais à avoir un peu froid. Je ne me souviens plus exactement quelle température il pouvait bien faire exprimé en degrés, mais il devait faire autour d'un GeV.
Arf, un GeV, ça ne vous dit rien ? Et bien l'eV c'est une unité de mesure d'énergie. C'est l'énergie prise par un électron dans un champ électrique d'un volt. Un GeV, c'est un giga-électron-volt, soit un milliard d'eV. Et si j'utilise une quantité d'énergie pour désigner une température, c'est juste parce que cela revient au même. La température n'est jamais que l'énergie moyenne des particules ambiantes, donc ou bien vous la désignez en degrés, parce que vous avez l'habitude de mesurer la température avec des thermomètres, ou bien vous mentionnez simplement l'énergie moyenne des particules. Actuellement autour d'un GeV.
Ok, vous froncez les sourcils et vous vous demandez encore ce que c'est que cette manière de parler de physicien, mais c'est parce que vous, les températures, vous les avez apprises en les mesurant avec un thermomètre, basé sur une échelle étalonnée de 0° (température de fusion de la glace) à 100° (température d'ébullition de l'eau).
A notre époque, il n'y avait pas de thermomètre, il n'y avait pas de glace, ni même de molécule d'H2O. A vrai dire, à notre époque, il n'y avait même pas encore d'atomes tels que vous les connaissez, avec un noyaux au milieu et des électrons qui tournent gentiment autour. Quand il fait largement plus d'un milliard de vos degrés, ce genre de structure ne tient pas.
Donc voilà, rien de délirant à exprimer une température en unité d'énergie. D'ailleurs, combien de fois avez vous exprimé une distance en unité de temps ? Quand on vous demande à quelle distance se trouve la gare, personne n'est surpris lors que vous répondez, "Elle n'est pas loin, elle est à 2 minutes".
Retournons à nos protons
Bref, je commençais à me sentir un peu seul et je commençais à avoir froid. Mon anti-moi essayait toujours vainement d'attraper ma Sigma-V et j'attendais que les copains se rematérialisent pour trouver quelqu'un à attraper, mais, facétie de leur part sans doute, ils ne revenaient toujours pas.
C'est alors qu'une pensée horrible traversa mon esprit.
J'ai toujours été un proton plutôt angoissé. Qui a créé l'univers ? Pourquoi sommes-nous là ? Bien avant d'avoir soufflé mes 10 leptons, ces questions me taraudaient déjà, et me plongeaient parfois dans l'angoisse. Quand j'essayais d'en parler aux autres hadrons de mon âge, je me faisais rebuffer. "Regarde le joli boson que j'ai trouvé !!!" "Tu veux pas plutôt jouer aux billes avec nous plutôt que de poser des questions qui ne servent à rien ?"
Est-ce que je n'étais pas encore en train de me faire une crise d'angoisse pour rien ?
Soudain, Sigma-V passa à proximité. Je suivis sa trajectoire et lui fit part de mon inquiétude: "
- Sigma, il fait trop froid !!!
- Oui, ça rafraîchit encore, on a l'habitude.
- Mais maintenant c'est différent. La lumière est devenue trop froide. Elle n'a plus assez d'énergie.
- Plus assez d'énergie pour quoi ?
- Pour nous rematérialiser !!!
- Ne dit pas n'importe quoi. Regarde cette paire électron-anti-électron qui vient juste de se matérialiser juste à gauche.
- Mais ça n'a rien à voir. Ces leptons sont 1850 fois moins lourds que nous. La lumière peut encore diviser son énergie par mille qu'elle sera encore assez intense pour les matérialiser. Mais nous c'est fini Sigma.
- Comment ça c'est fini ?
- Mais tu ne comprends pas ? Si on est annihilé maintenant, on ne reviendra plus. On ne se rematérialisera jamais !! Regarde comme le terrain est vide ! Les copains ne reviennent plus !!! "
Sigma-V se mit à ralentir pour mieux regarder autour de nous. De droit à gauche, nous ne voyions plus aucun hadron se rematérialiser. Elle me regarda alors dans les yeux. Je voyais à son regard qu'elle avait soudain peur.
"- Sigma. Il ne faut plus qu'on se fasse annihiler. Il ne faut plus jamais toucher un anti."
C'est juste au moment où elle hocha la tête pour me signifier qu'elle avait compris que Meta-Z-, mon anti-moi, profitant de ce que Sigma-V avait ralenti, réussi à la rattraper.
C'est ainsi que devant mon regard horrifié, mon amoureuse secrète fut annihilée par mon anti-moi pour la dernière fois. Je sentis la vague de chaleur et lumière engendrée par leur annihilation me traverser. Ce fut la dernière chose que je ressenti de Sigma-V, mon premier amour.
Un sur un milliard
La quasi totalité des hadrons disparurent de cette manière. Sur un milliard, il n'en resta qu'un seul. La température était maintenant passée en dessous des 900 MeV, et plus aucun hadron ne put être créé après cette époque.
Tous les hadrons (protons et neutrons) de toutes les planètes, de toutes les étoiles, de toutes les galaxies de notre univers sont les rescapés de cette grande annihilation hadronique.
Pour vous donner une idée de ce que j'ai vécu, rappelez vous que nous sommes à présent 8 milliards d'êtres humain sur la Terre. Et bien imaginez qu'en une seconde, 7 999 999 992 de ces humains disparaissent, et que soudain, vous ne soyez plus que huit, à la surface du globe. Vous êtes là, seul, et vous ne savez pas où sont les autres. Statistiquement, il y en a probablement 2 ou 3 en Asie, un ou deux en Afrique, probablement aucun eu Europe, et le reste est en Amérique.
Voilà comment je me suis senti quand cette grande annihilation hadronique emporta tous mes amis.
Pour moi, ce fut la fin de mon enfance.